Sept films de pays différents ont été présentés dans la sélection de courts-métrages documentaires de l’édition 2025 de Camerimage. Une des similitudes fut l’absence de langue commune entre directeurs de la photographie et protagonistes filmés – sauf le gagnant de la compétition, No Mean City, et un film de composition visuelle, Voices from the Abyss.
Les directeurs de la photo présents à la discussion s’accordent à dire que, par cette impossibilité de comprendre, ils se sentaient plus libres de suivre les corps et les émotions. Dialecte yukuna, langue japonaise, thaïlandaise, ou encore française : cette contrainte a aussi influencé les équipes documentaires dans la mise en image à des endroits précis.
Ne pas couper
Lanawaru, de Angello Faccini, s’installe dans un village au cœur de l’Amazonie pour filmer l’apprentissage spirituel d’un jeune qui vient de perdre son grand-père. L’ensemble du film repose sur un travail de composition et de jeux avec la lumière naturelle dans le village où l’équipe s’est installée. Des extraits de voix off livrent les clefs du récit, l’utilisation d’une voix off issue d’entretiens avec les protagonistes se retrouvant d’ailleurs dans 6 des 7 documentaires présentés. Ici, le réalisateur, Angello Faccini explique qu’il n’avait la traduction qu’après le cut de longues séquences :
« Je ne parle pas le yukuna […] qui est l’une des ethnies de la région amazonienne colombienne. Mais il y a quelque chose d’intéressant quand tu ne parles pas complètement la langue, quand tu ne comprends pas totalement ce qu’ils disent : cela permet de laisser de l’espace à la prise pour qu’elle soit un peu plus longue et que, je ne sais pas, lors du montage, tu trouves des choses qui, si tu avais compris intégralement la langue, n’auraient pas été si longues ou tu n’aurais pas eu cette surprise à la fin ».
L’absence de compréhension et la surprise lors de la traduction est un point commun aux films. Ici, elle en influence carrément le rythme.

Les images sont composés à l’aide de la lumière, la poussière et les reflets de l’eau, accompagnées tout au long du film par une voix off issue d’entretiens. Lanawaru, Image : Angello Faccini
Décrypter les émotions
A Quiet Storm s’immerge un instant dans l’histoire d’une mère, sa fille sourde et son fils danseur de krump : le réalisateur, Benjamin Nicolas et son chef opérateur, Alexandre Nour, venus tous les deux de la publicité, ont été attirés par la thématique de la danse, dont ils sont proches. Afin de filmer cette famille tout juste rencontrée au Japon, Alexandre Nour explique comment ils s’arrangeaient pour les scènes d’intérieur dont il ne comprenait pas la teneur des échanges :
« La plupart de ces scènes, nous posions la caméra, nous nous éloignions, et la vie commençait. Nous attendions, attendions, attendions, et puis, peut-être, à un moment donné, nous disions : « OK, coupons et mettons un objectif plus long, et faisons un gros plan sur cette personne », car vous pouviez sentir dans leur langage corporel que ce qui se passait était riche. C’était donc une très belle expérience d’apprentissage ».
Hors des scènes d’intérieur, un choix de cadrage en particulier est devenu un vrai choix de réalisation : alors que le fils est sur scène, le chef opérateur quitte le protagoniste en pleine battle, pane lentement à travers l’immense stade pour atterrir sur le visage de la mère, intensément impliqué dans le show de son fils. Avec ce mouvement de caméra, la dynamique du film change : c’est elle le personnage principal de l’histoire. Les expressions sur son visage suffisent à raconter la tension et l’issue de la battle de danse de son fils.

Dans le petit appartement, peu d’options de placement de caméra mais changement d’optiques à opérer en lien avec l’énergie du moment / A Quiet Storm, image : Alexandre Nour Desjardins
Multiplier les points de vue et faire collectif
Deux films utilisent des dispositifs à plusieurs caméras simultanées : Voices From The Abyss et The Believers. Alors que le premier filme des plongeurs qui s’élancent depuis les falaises d’Acapulco, le deuxième filme un rituel annuel qui se déroule dans un temple thaïlandais. La tradition est racontée avec une volonté de faire collectif. Dans les deux cas, la volonté de filmer un événement spectaculaire, unique, nécessite une multiplication des prises de vue pour un même instant. Au-delà de cet apex scénaristique, ce sont les interviews, montées en off sur des plans des corps en action, qui créent une forme d’introspection des protagonistes lors de ces moments ritualisés.
Dans Voices From The Abyss, le chef opérateur Irving Serrano filme les plongeurs à l’aide de trois caméras, dans un jeu de ralentis et de contrastes subliminaux. Les images en noir et blanc confèrent aux dix plongeons qu’ils ont eu le droit de filmer une dimension spirituelle, voire sacrée. Côté réalisation, Eliott Reguera Vega explique qu’il a mélangé, sur ces images, les voix off des plongeurs lisant un poème écrit par Bernardo Fuentes : « [Nous] voulions donner de l’importance à leurs voix. Car quand vous allez voir le spectacle, c’est grandiose, mais ce n’est que trois secondes. Vous applaudissez, et c’est fini ».
Pour The Believers, il s’agit de filmer un rituel qui n’a lieu qu’une fois par an également. Pour photographier cet instant, Bill Kirstein choisit, en accord avec le temple, de placer une caméra proche des participants, « plus intime », et deux plus loin avec une très longue focale pour ne pas interférer avec les énergies déployées. À défaut de pouvoir louer une caméra Phantom, Kirstein choisit de filmer avec une caméra industrielle, une Fasteck, pour assurer les ralentis. Evan Newman, le réalisateur, explique : « […] le matin, il y a la possession de masse. Et cela ne dure que quelques heures environ. Cela éclate d’une manière très imprévisible. Nous devions donc cartographier l’endroit où placer les caméras pour ne pas manquer le cœur de la cérémonie. Mais l’intention était vraiment de transformer la caméra presque en une force spirituelle invisible, et de la laisser errer et presque écouter les témoignages et les prières que les gens disaient dans leur tête ». En regardant le film, impossible de ne pas penser au film référence « Les maître fous » de Jean Rouch, avec la technologie en plus.
Mettre en scène le réel
Dans son documentaire, Welcome Home Freckles, Huiju Park filme son propre retour en famille après de longues années de rupture et le décès de son grand-père. Son directeur de la photo, Benjamin Kodboel ne parle pas coréen et ne peut se reposer sur la réalisatrice, concentrée sur ces retrouvailles un peu violentes : « On pouvait parler un peu de la scène avant et comment la bloquer ». Il explique les astuces mises en place avec la réalisatrice, notamment lors des scènes où la fille confronte ses parents à leur silence devant les violences familiales subies : « Nous n’avions qu’une seule caméra, […] alors je lui demandais, dès qu’il y avait une occasion de le faire, de me faire un petit signe, et je déplaçais la caméra ailleurs. Et nous avions une excellente monteuse qui a fait en sorte que cela ressemble à une conversation continue. »
Leur complicité, et la possibilité d’anticiper grâce à la réalisatrice qui connaît son terrain, et qui n’hésite pas à le mettre en scène, a permis au duo de se rapprocher d’une esthétique de fiction pour ce documentaire familial.
Parler le langage des images
La tentation de filmer les corps est d’autant plus forte quand le langage est une barrière. Plongeurs, réalisé par Hector Aponysus et filmé par Jaime Ackroyd, deux britanniques, questionne le passage à l’âge adulte d’un groupe de jeunes marseillais lors d’un dernier été ensemble.
Le réalisateur explique avoir rencontré les jeunes via Instagram : leur rapport à l’image et aux caméras est déjà construit. Les jeunes ont pu leur montrer où poser la caméra, voire leur fournir des extraits de leurs propres images. Le récit en est ainsi marqué. Les images sont un mélange de GoPro, DVcam que l’équipe a donné aux jeunes, encadrés par des plans filmés plus cinématographiquement. Le film inclut aussi des extraits de journaux télévisés qui annoncent la mort (antérieure au tournage) de l’un des jeunes, insérant toutes ces images hétérogènes dans la réalité sociale des protagonistes. Le sens du film est trouvé au montage des images glanées sur place avec des extraits sonores.

Mélanges d’images pour le film Plongeurs, où le récit passe dans les mains des filmeurs-protagonistes. Plongeurs, photographié par Jaime Ackroyd.
Conclusion
Le septième documentaire est No Mean City, réalisé par Ross McClean et photographié par Ronnie McQuillan. C’est le seul film en cinéma direct du début à la fin, sans usage de voix off. Le film a remporté le prix du public (voir l’article de Clara Pauthier).
Quelques éléments scénaristiques reviennent dans les films aux langages distincts entre directeurs photo et protagonistes : l’usage de voix off sur des images finement travaillées, le ralenti, la multiplication des caméras. Au cadre, le documentaire sans la langue partagée reste une expérience singulière pour les directeurs de la photo qui peuvent se concentrer sur les corps et les émotions. Choix cohérent dans un festival de cinéma axé sur les questions de mise en image.
NB : Nous déplorons que cette année aucun des sept courts-métrages documentaires n’ait été photographié par une cheffe opératrice. Voici des suggestions de courts-métrages documentaires photographiés par des femmes :
– Car Wash, réalisé par Laïs Decaster, photographié par Julianna Brousse (visible sur la plateforme TËNK)
– Voyage De Documentation De Madame Anita Conti, réalisé par Louise Hémon, avec les archives de Anita Conti (idem sur TËNK).
– The Only Girl in the Orchestra, réalisé par Molly O’brien, photographié par Martina Radwan (visible sur Netflix).