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À Camerimage, ARRI a réuni Ellen Kuras ASC, Maria S. Herrera AMC et Barry Ackroyd BSC pour parler d’un sujet en apparence technique : le mouvement de caméra.
Derrière les dollys, steadicams et zooms, une même idée revient : un plan ne se pose pas, il se vit.
Extraits commentés.

I. Ellen Kuras – Le chaos assumé d’Eternal Sunshine

Avec Michel Gondry, Ellen Kuras comprend vite qu’il faut renoncer au mode d’emploi classique.

« Quand j’ai lu le scénario, j’ai cru qu’il fallait le lire à l’envers. »
« Si j’étais arrivée avec ma petite boîte de chef op, je n’aurais jamais fait ce film. Il fallait suivre le cerveau de Michel, qui partait dans tous les sens. »

Gondry refuse dolly, rails, projecteurs lourds. Résultat : une fabrication artisanale, portée à l’épaule.

« Il ne voulait même pas d’un travelling basique. Alors on a bricolé : diables, chariots, fauteuils roulants. L’opérateur dessus, le machiniste qui tire. »

Le plan-séquence du couloir résume cette méthode.

« Chris reculait, montait des marches, entrait dans la clinique. À chaque prise, il se prenait le chambranle. Moi j’étais derrière la porte, j’attrapais le magasin pour amortir le choc. On a eu la bonne prise à la douzième. »

Sous le désordre apparent, une règle simple :

« On chorégraphiait acteurs et caméras ensemble. Rien n’était gratuit. »

II. Maria S. Herrera – La caméra-fantôme de Macondo

Pour 100 Years of Solitude, Herrera tourne dans un Macondo construit de toutes pièces. Un décor, mais surtout un souvenir incarné.

« J’ai lu le livre au lycée. Marcher dans Macondo reconstruit, c’était entrer dans un souvenir d’enfance. »

La séquence-phare, un plan continu d’environ quatre minutes, repose sur une mécanique précise.

« Tout était fabriqué en direct. Beaucoup de logistique, des gens qui courent derrière les murs, qui changent les filtres. »

La lumière “un peu trop” parfaite est assumée.

« Je ne crois pas que ce soit réaliste. Mais ce décalage donne un côté magique. Ça collait au livre. »

La règle est claire :

« Chaque mouvement doit avoir une raison d’exister. »

Et parfois, la caméra se fait présence invisible :

« Par moments, la caméra flotte comme un fantôme : elle accompagne un personnage, le quitte, le retrouve. Elle a sa propre vie. »

Ses consignes aux opérateurs tiennent en une phrase :

« Je ne parle pas dans l’oreillette. Je leur dis : connecte-toi au personnage. Laisse ton corps réagir. »

III. Barry Ackroyd – Le chaos documentaire maîtrisé

Avec Kathryn Bigelow, Ackroyd revendique une approche instinctive, nourrie par le documentaire.

« Je ne suis pas très bon en préparation. J’interprète le film en le tournant. »

Dans les scènes projetées, la caméra cherche l’information avec le spectateur.

« La caméra ne sait pas exactement ce qui va arriver. Et c’est voulu. On cherche en même temps qu’elle. »

Son système : trois caméras, toutes prioritaires.

« Il n’y a pas de caméra B. Les trois sont A-caméra. À chaque prise, on les déplace. »

Le zoom devient un outil de narration directe.

« Le zoom nous sert à recadrer sans couper. Si je pousse vers un personnage, le pointeur sait où aller. »

Les acteurs, eux, se déplacent sans marquage.

« Pas de marks. Pas de répétitions formelles. Les acteurs arrangent l’espace comme leurs personnages. Nous, on roule jusqu’à trouver le bon rythme. »

L’ADN documentaire est toujours là.

« En documentaire, on observait sans interférer. Une caméra 16 mm, un zoom, un preneur de son qui écoute le monde. Ça m’a marqué. Aujourd’hui encore, je garde la tête claire. Mon credo : essayons de faire mieux à la prochaine prise. »

IV. Ellen Kuras réalisatrice – Lee ou la mémoire à hauteur humaine

Avec Lee, Ellen Kuras passe à la réalisation d’un long métrage de fiction, sans oublier qu’elle vient de la lumière et du cadre. Elle choisit Paweł Edelman comme directeur de la photographie.

« Je savais qu’il serait parfait. Il tourne avec son cœur. Pour Lee, c’était essentiel. »

Le duo bascule vers l’ARRI 35, encore toute nouvelle sur le marché.

« Paweł avait fait presque tous les tests avec la 35, quelques plans avec la LF. J’ai ri : “J’ai compris ton stratagème.” Je lui ai dit “Très bien, on aura la texture de la pellicule avec cette caméra et ces Leica. Allons-y. »

La scène de Dachau concentre ses exigences : respect du lieu, refus du décor “générique”, point de vue ancré dans le regard de Lee Miller.

« Je ne voulais pas “présenter” le camp. Je voulais vivre le moment à travers eux. Voir le camp sur leurs visages, puis révéler ce qu’ils voient. »

« Je voulais que cette marche paraisse presque sans fin. Une sorte d’éternité de regard. »

Les contraintes budgétaires deviennent un problème de mise en scène très concret.

« On devait construire le portail. S’il le fallait, je le payais moi-même. Ils n’ont pas pu terminer l’autre côté. Alors on a tourné autour. Repenser la chorégraphie pour que personne ne voie ce qui manque. »

Là encore, elle parle comme une chef op qui pense en termes de sens, pas seulement d’esthétique.

« Chaque plan doit avoir une intention. Une métaphore visuelle. Rien n’est arbitraire. »

Et le rapport à la caméra reste intime.

« Être chef op, c’est vivre dans une famille. Comme réalisatrice, tu es plus seule. Parfois je viens dire bonjour à la caméra : “Salut, tu te souviens de moi ?” »

Trois chef·fes op, une réalisatrice, quatre façons de laisser la caméra “ne pas savoir” tout de suite où elle va.

  • Chez Kuras, l’organique bricolé et la mémoire de guerre.
  • Chez Herrera, le fantôme narratif.
  • Chez Ackroyd, l’instinct documentaire et le zoom comme boussole.

Tous et toutes ont en commun une idée simple :
Le mouvement n’est pas un effet, c’est un état de disponibilité.