Le chef opérateur Frederick Elmes, ASC, était l’invité d’honneur du festival pour présenter la version restaurée de Night on Earth et le dernier Jarmusch, Father, Mother, Sister, Brother. Morceaux choisis de confessions étonnamment franches.
Le plan « tombé du camion »
Un jeune étudiant l’interpelle sur la quête de perfection versus la vérité de l’image. La réponse d’Elmes cristallise tout un paradoxe : « C’est l’une des choses les plus difficiles à faire. Parce qu’une partie de mon boulot de chef opérateur, c’est de rendre chaque plan parfait. Chaque plan doit compter. Mais en même temps, tu veux que ça paraisse totalement anodin, comme si c’était arrivé là par hasard, ‘tombé du camion’, et que ça donne juste un beau plan. »
L’instrument lumineux
« Sur Night on Earth, la voiture de jeu (le taxi) était remorquée sur un plateau. Sur le véhicule tracteur, j’avais installé un petit jeu d’orgue, une console de gradation. Nous avions placé de minuscules sources dans le taxi, dissimulées dans les pare-soleil ou près du tableau de bord. En roulant, j’observais le défilement des vrais réverbères et je modulais manuellement l’intensité des lumières intérieures pour copier le rythme de la rue. C’était une performance. Comme jouer d’un instrument de musique. »
L’anecdote orange
« À New York, j’ai éclairé la rue en orange. Jim arrive et dit : ‘Pourquoi toute cette lumière orange ?’ Je dis : ‘C’est New York, c’est la vapeur de sodium.’ Il me répond : ‘Je n’aime pas l’orange.’ On n’en avait jamais parlé en détail. J’ai dû changer très vite beaucoup de gélatines sur les projecteurs pour accommoder ça. C’est ça le job : résoudre des problèmes qu’on n’a pas vu venir. »
Le grand écart Cassavetes/Lynch
« À l’époque d’Eraserhead, David était comme un peintre sur sa toile, méticuleux sur chaque plan, chaque accessoire. Mais comme Eraserhead a pris des années, on a fait des pauses. Pendant l’une d’elles, j’ai travaillé avec John Cassavetes sur The Killing of a Chinese Bookie. John était opposé à l’idée d’un chef op qui fait une lumière ‘cinéma hollywoodien’. Il voulait quelque chose de plus ‘casual’, un peu désinvolte. »
« C’était génial de bosser sur une grosse production avec son convoi de camions techniques, puis de retourner sur Eraserhead avec une équipe de quatre personnes où chaque plan devait être signifiant. »
D’un côté, tous les moyens pour faire du « beau » mais l’interdiction de s’en servir. De l’autre, rien du tout, mais l’obsession de la perfection visuelle.
Le réalisateur sur l’épaule
« Jim aime se tenir juste derrière la caméra. Si la caméra est là et que je cadre, Jim est juste par-dessus mon épaule. David Lynch faisait pareil. Il voulait que je lui construise un siège sur la Dolly pour pouvoir voyager avec la caméra pendant les travellings. C’était pénible, mais c’était avant les bons moniteurs vidéo déportés. »
Son verdict : « Ça me fait peur quand un réalisateur est assis loin derrière au village vidéo. Je les aime près de moi. »
Le doute sur fond vert
Les voitures de Father, Mother, Sister, Brother ? Toutes sur fond vert, mais avec une expérience risquée : « Jim et moi tentions une expérience : garder le fond plus net pour qu’on voie où se trouve la voiture, pour ne pas perdre le détail de l’arrière-plan. »
« Je ne suis pas sûr du succès de la chose rétrospectivement. Jim aime beaucoup. Moi, je suis encore partagé. Mais ça a forcé une profondeur de champ plus grande pour donner une tonalité différente à la scène, peut-être pour suggérer que c’était… un peu artificiel ? »
Philosophie du challenge
« Si tu ne te challenges pas, tu ne grandis pas. C’est ennuyeux d’arriver sur un projet en pensant avoir toutes les réponses. »
Après cinquante ans de carrière, Fred Elmes doute encore, expérimente toujours, cherche ce plan parfait qui aurait l’air d’être… tombé du camion.