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À Camerimage, on croise toutes sortes de films, des plus connus aux plus confidentiels. La compétition principale fait d’ailleurs souvent la part belle aux gros titres déjà sortis en salles ou accessibles via les différentes plateformes de streaming. Pourtant, il arrive parfois qu’une gemme discrète, méconnue, se fasse une place parmi ces films mastodontes. C’est le cas de Late Shift (Heldin), film réalisé par Petra Volpe et éclairé par Judith Kaufmann, BVK, qui nous raconte avec une pudeur infinie le quotidien d’une infirmière dans un hôpital suisse, et qui vient de gagner le Golden Frog, plus haute distinction du Camerimage.

Poser un regard

Alors que je vivais l’expérience de ce film dans la grande salle du Camerimage, les mots de Céline Scemama, professeure d’histoire du cinéma à l’université Paris 1, me revinrent comme une démonstration indiscutable : poser la caméra, c’est prendre parti.

Petra Volpe raconte que cette histoire lui est venue alors qu’elle partageait la vie d’une infirmière qui vivait un rapport quotidien à la maladie, la peur, la mort et la relation constante avec les patients et leurs familles. Son pari, à travers la caméra de Judith Kaufmann, était de porter uniquement le point de vue et le regard de ces soignants de première ligne qui se retrouvent la plupart du temps seuls face à ces situations.

Pendant 1h30, nous suivons donc Floria, infirmière qui doit traiter aussi bien la douleur que les inquiétudes, l’urgent et le superflu, accrochée à une liste de patients qui la guide comme une boussole dans la tempête d’un hôpital en sous-effectif, et dont le rythme s’accélère sans cesse jusqu’à la fin de ce récit. La réalisatrice avait d’ailleurs exprimé ce souhait à son équipe : faire un film qui soit une expérience physique, où les spectateurs se sentiraient véritablement épuisés après le film, comme si eux-mêmes avaient été de garde dans cet hôpital.

Le récit se construit comme un hommage évident aux soignants qui chaque jour sont des piliers de nos communautés, où que l’on soit sur la planète. Mais autour de ce film gravite une question, un leitmotiv qui nous accompagne bien après que les lumières de la salle ne se soient rallumées : comment faire pour que la dignité reste le seul phare dans la tempête ?

Dignité coûte que coûte

C‘est peut-être là le plus grand tour de force de ce film, montrer les choses sans les enjoliver ni les enlaidir, mais simplement comme ce qu’elles sont : une succession d’instants fragiles et dignes dans un environnement qui chercherait pourtant à réduire chacun à une fonction, un diagnostic ou un numéro de chambre.

La lumière subtile de Judith Kaufmann contribue avec maestria à ce récit. Ne cédant jamais aux effets superflus, la directrice de la photographie recourt à des procédés parfois très fins pour suivre Floria dans le dédale des couloirs et des étages de l’hôpital, choisissant tantôt de longs plans ininterrompus où l’on suit l’infirmière, telle Sisyphe, qui pousse inlassablement devant elle son chariot de soin ; et tantôt des plans plus lents qui se concentrent sur un geste médical précis : la préparation d’un médicament, la mesure d’une constante vitale ou une comptine chantée comme un dernier remède.

Une scène nous marque l’esprit, filmée avec brio : une patiente dont le coeur s’est arrêté est prise en charge par Floria, alertée par les enfants de celle-ci. La scène est aussi dure que poignante, la violence d’une procédure de réanimation est balancée par le respect dont font preuve, coûte que coûte, les soignants qui la prennent en charge, et cela même après que plus rien ne soit possible pour cette patiente.

Late Shift est un acte politique, au-delà de sa maîtrise technique et artistique, il interroge notre société et les choix que nous faisons collectivement. Quelle part de notre humanité sommes-nous prêts à abandonner ? Acceptons-nous de vivre dans un monde où les infirmières, pompiers, secouristes et autres soignants peuvent être réduits à tel point que leur dignité soit effacée ? Comment peut-on espérer qu’une société fonctionne alors qu’elle ne prend plus soin de celles et ceux qui nous soignent ?

Là où le cinéma est sans doute le plus beau, c’est lorsqu’il éveille en nous une émotion qui ne peut plus s’éteindre, qui ne doit plus s’éteindre. J’oublie parfois qu’un film est politique, que poser la caméra c’est prendre parti, mais aujourd’hui, à travers cette représentation de celles et ceux qui, sans espoir, sans témoin et sans récompense, maintiennent le cap de la dignité humaine, je me souviens à nouveau de la responsabilité que nous avons lorsque nous racontons nos histoires, et je ne peux que m’émerveiller que le Golden Frog ait ce soir récompensé ceux qui racontent, et ceux qui sont racontés.