Troisième jour de mon premier Camerimage, le temps de prendre racine…
8h — Le rituel du matin
Tous les matins, le même rituel avec mes deux colocataires — Katharina, étudiante à Cologne, et Lukas, étudiant à Bruxelles. On se réveille avant 8h puis durant deux minutes, silence complet. Chacun tente de résoudre les problèmes de serveur pour obtenir ses tickets avant de replonger dans un sommeil profond.
12h — Bedrock ou comment filmer l’après
Bedrock — Dir. Kinga Michelska / Dp. Hanna Linkowska
Un documentaire aux couleurs délavées, où la chaleur des tons s’oppose à l’atmosphère froide. Hanna Linkowska a décidé de réduire la vibrance des couleurs pour donner un ton plus neutre. La caméra peint le calme et le temps qui s’est écoulé dans ces endroits qui restent des espaces traumatiques pour certaines familles qui peinent à se résilier.
Comment « filmer l’après » est un sujet fascinant. Connaissant l’histoire de la Pologne durant la Seconde Guerre mondiale, le film prend le parti de filmer des moments banals : des balades, des discussions, la vie qui continue.
Une scène m’a particulièrement marqué : un chauffeur algérien et une militante polonaise discutent de leur sentiment inaltérable d’une colonisation et d’une histoire commune très dure. Ils cherchent les acteurs et tortionnaires pour se sentir compris.
16h — Thomas, refaisons le monde autour d’un matcha
Thomas Bataille, membre de l’UCO, m’a gentiment proposé de boire un matcha dans un joli bar de Toruń. On a eu une discussion très intéressante : il m’a parlé de ses projets, et moi de ce que Prague m’apporte pour élargir ma façon de voir le métier. On a aussi évoqué à quel point travailler avec des personnes différentes nous pousse à nous réinventer.
Je lui ai raconté une expérience avec des étudiants de la CinéFabrique. En tant que gaffer, je m’inquiétais de la perte de détails dans les fenêtres que le chef op’ cadrait. Sa seule réponse : « On tourne en Alexa 35, elle encaisse. » Soucieux de cette réponse, je me suis dit que finalement mes préoccupations n’avaient pas beaucoup d’importance — lui se concentrait sur la mise en scène et les intentions, alors que moi j’étais très focalisé sur la technique. Deux écoles qui nous apprennent finalement à bien nous entendre et à nous apporter beaucoup.
17h45 — Journaliste mal organisé
Dans le rush, j’oublie d’envoyer les photos pour poster l’article. Je cours à l’appartement pour avoir la pleine résolution. Les difficultés du travail de journaliste de terrain…
Petit partage d’un super dessin du réalisateur Rebertas Nevecka sur le Q&A avec Robbie Ryan d’hier soir.
18h — « Don’t be afraid, keep filming »
The Eyes of Ghana — Dir. Ben Proudfoot / Dp. David Feeney-Mosier, Brandon Somerhalder
Rythme et montage dynamique, passionnant, avec une certaine désinvolture. Chris Hesse, le chef opérateur qui a documenté l’indépendance du Ghana, est un personnage fantastique. Pour faire un parallèle, c’est un peu l’Alchimiste qu’on veut rencontrer dans sa quête de légende personnelle, qui te répète « Don’t be afraid, keep filming » pour te pousser au-delà de tes retranchements et marquer l’histoire avec ta caméra. Il a une vision sage et très ouverte sur ce que l’Afrique a été, est devenue et a à proposer aujourd’hui.
Il est important de rappeler que dans les écoles de cinéma occidentales, la richesse du cinéma africain ne nous est pas montrée, alors qu’elle a beaucoup à nous apprendre.
Je vous recommande à ce propos un super documentaire qui expose une vision du Ghana, délibérément différente de ce que les directeurs photo et réalisateurs occidentaux ont à nous montrer des pays africains : Freedom For Ghana, de Sean Graham (1957).
Le film critique la propagande et l’inconscience que les Occidentaux peuvent inculquer aux Ghanéens. Pourtant, à certains moments, j’ai eu l’impression de voir une propagande dans ce rythme effréné et dynamique pour tenter de nous convaincre de la bienveillance et des bonnes volontés du premier président Kwame Nkrumah. Pas totalement étonnant le film étant produit par Gold Coast Film Unit, une production publique…
Durant le Q&A, j’ai été stupéfait : un chef opérateur de la PSC (Polish Society of Cinematographers) a proposé au directeur photo du documentaire de partir en février retourner à Accra pour une exposition sur les directeurs photo de là-bas. Cet élan fraternel entre chefs op’ ne naît que grâce à ce genre d’événement. C’était magnifique, le directeur photo rayonnait, les yeux pétillants — il se voyait déjà sur place, retrouver Chris et le plus mignon des projectionnistes.
20h30 — Un clip vidéo c’est bien 5 minutes, mais une heure…
North South — Dir. Sebastian Pańczyk / Dp. Tomasz Naumiuk
Ce film prend un parti très original, on pourrait appeler ça un « long clip musical » d’une heure mettant en scène un célèbre chanteur polonais. À côté de moi, une fan absolue reprenait en playback toutes les chansons.
Les choix cinématographiques sont audacieux. Tomasz Naumiuk crée de beaux contrastes sur les visages en reprenant un look pellicule. Il choisit de filmer les sources, de laisser les pieds dans le champ s’il le faut. Avant tout, ce qui semble important, c’est que le récit nous parle et que le chant nous entraîne.
Chaque chanson a un nouveau rythme et des idées toujours plus audacieuses. Un plan-séquence révèle un jeune visage face au public, puis l’acteur enlève son masque et dévoile le visage d’un acteur plus âgé.
22h – Un film devient plus beau quand on le raconte ensemble
Cette journée m’a rappelé à quel point l’échange entre nous est l’une des choses les plus précieuses. Le cinéma, bien sûr, peut être un refuge merveilleux lorsqu’on le regarde seul : on se laisse absorber par un univers, on s’émerveille en silence, on se construit des émotions intimes qui n’appartiennent qu’à nous.
Mais ce que je trouve encore plus fort, c’est tout ce qui se passe après. Le moment où l’on met des mots sur ce qu’on a ressenti, où nos regards se croisent et qu’on réalise que l’autre a pleuré, frissonné, ou souri exactement au même instant. C’est là que le film prend vite une seconde fois.
Eliott Martin