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Le film documentaire Bedrock a fait l’objet d’une projection spéciale au festival Camerimage, le 17 novembre 2025, au Documentary Theater de Toruń, en Pologne. La séance s’est terminée sur un Q&A très riche en présence de la réalisatrice Kinga Michalska, de la cheffe opératrice Hania Linkowska, ainsi que du directeur de production et ingénieur du son Janusz Dąbkiewicz.

Une pelleteuse mord la terre le long d’une autoroute en devenir. À quelques pas, Filip, vêtu d’un gilet jaune, scrute les gravats. Le sol y révèle une mémoire enfouie.

Plus loin, nous le retrouvons avec sa compagne, au bord de la rivière Bug à côté de Treblinka, une rivière dont les eaux ont, autrefois, porté les cendres des victimes des camps de concentration. Le fond lourd du passé du lieu contraste avec les plans contemplatifs et la lumière d’été éblouissante inondant les lieux. 

 

La caméra suit les mains de Filip, touchant le sable et notre imaginaire fait un parallèle troublant avec les cendres. Sa compagne lui demande « Pourquoi c’est important pour toi de venir ici ? » 

On comprend que Filip a perdu de nombreux membres de sa famille dans la Shoah, et qu’il travaille pour la Rabbinical Commission for Cemeteries, association dédiée à la protection des sépultures des juifs morts sur le sol polonais.

Beaucoup d’autres séquences s’entremêlent. Le film nous emmène dans dix anciens lieux d’exterminations, à la rencontre des gens qui vivent ou travaillent à proximité.

Il paraissait nécessaire à la réalisatrice Kinga Michalska de faire ce film pour rétablir une vérité douloureuse : la responsabilité de certains de ses compatriotes dans les meurtres génocidaires liés à la Shoah : « Dire que nous vivons sur des tombes juives n’est pas une métaphore, les restes humains sont dans nos terres, dans nos rivières, dans notre air ».

Le titre Bedrock (ou Pod powierzchnią en polonais, « Sous la surface ») renvoie à cette idée que la vérité est là, juste sous nos pieds, dans la géologie même du terrain.

Dès les premières étapes du projet, Hania et Kinga ont fait le choix d’écarter toute approche de type reportage, avec caméra portée et mouvements spontanés. Elles se sont plutôt tournées vers des plans fixes, composés avec attention, comme des tableaux. Ce parti-pris répondait à deux intentions majeures :

La première concernait la relation au spectateur : face à des paysages marqués par des violences passées mais qui, aujourd’hui, n’évoquent plus qu’une forêt ordinaire, l’intention était d’offrir un temps d’observation suffisamment long pour que le regard commence à scruter, à chercher ce qui ne se voit pas immédiatement. 

La seconde relevait d’une posture éthique : en refusant toute dramatisation visuelle et en considérant que des mouvements de caméra auraient risqué d’accentuer artificiellement l’émotion, la fixité rend compte de la tension existante. Elle place le spectateur dans un cadre dont il ne peut s’extraire, l’obligeant à contempler ce vide habité.

En entrant dans son bureau, une femme ouvre délicatement le rideau de sa fenêtre, nous dévoilant l’ancien camp de Stutthof en arrière-plan. La subtilité du jeu entre les différents plans, créant plusieurs niveaux de lecture, nous a beaucoup touchés. En entrant dans son bureau, une femme ouvre délicatement le rideau de sa fenêtre, nous dévoilant l’ancien camp de Stutthof en arrière-plan. La subtilité du jeu entre les différents plans, créant plusieurs niveaux de lecture, nous a beaucoup touchés.

 

La composition associe, dans un même cadre, des images d’archives en noir et blanc dans une salle de projection, et la présence colorée d’une femme qui travaille dans son bureau à l’analyse de documents administratifs et historiques retrouvés sur place. Le passé et le présent coexistent dans l’image au travers de ces contrastes et de ces couches narratives, propres à chaque protagoniste.

Hania explique avoir tourné avec trois caméras différentes (Blackmagic Pocket 4K, Blackmagic Pocket 6K et Sony FX3) qu’il a fallu raccorder en étalonnage. 

Le documentaire s’ouvre et se ferme avec cette même image thermique étrange, qui se dévoile au bout de quelques secondes d’observation : des silhouettes humaines s’introduisent ou s’échappent d’un lieu difficilement identifiable. La réalisatrice revient sur ces images qui lui sont apparues à la fin du processus de création du film : « J’ai constaté une similitude troublante entre ces images de surveillance en noir et blanc provenant de la frontière polono-biélorusse et les archives visuelles de la Seconde Guerre mondiale, si familières dans notre mémoire collective. Aujourd’hui, les nouveaux “autres”, des migrants racialisés, cherchent refuge dans nos forêts, empruntant les mêmes chemins que le peuple juif autrefois. » Ces images de vidéosurveillance ont été captées par les gardes-frontières polonais, puis publiées sur leur chaîne YouTube officielle, offrant un aperçu direct — mais partiel — de la réalité observée à la frontière. Elles montrent des personnes en fuite, une fuite dictée par la nécessité de survivre, dans un isolement total, au cœur d’un environnement hostile, traquées par des autorités armées.

Six ans ont été nécessaires à l’aboutissement de Bedrock, qui s’est vu refuser de nombreuses demandes de financement et de tournage sur certains sites. Pour la réalisatrice, le challenge principal a été de réussir à garder une relation de confiance avec les protagonistes jusqu’au bout du projet. « Il fallait aussi trouver le ton le plus juste pour relater leurs histoires, en respectant leurs points de vues, et m’assurer que mes propres intentions de réalisation étaient honnêtes » se souvient Kinga.

Janusz Dąbkiewicz, le directeur de production qui était aussi ingénieur du son à la fin du projet, a expliqué combien il a été difficile de gérer tout le processus juridique lié aux autorisations, d’autant que de nombreux participants ne mesuraient pas vraiment la place qu’ils occuperaient dans le récit. Il est toujours délicat de faire comprendre à des personnes peu familières du cinéma documentaire qu’elles ne représenteront peut-être qu’une petite partie d’une narration beaucoup plus vaste. Pour éviter les malentendus, ils ont donc accordé une attention particulière à la transparence. Ils expliquaient autant que possible que le film se déroulait sur de nombreux lieux différents et que l’histoire rassemblait diverses trajectoires.

Les participants principaux ont pu voir quelques parties du film avant la finalisation, juste un seul a demandé un petit changement mineur. Personne n’a demandé à être retiré du projet, et tous ont bien accueilli le film, évoque Kinga avec émotion.